Le Commissaire européen à la Justice Didier Reynders s’était engagé en avril 2020 à l’adoption d’une législation européenne contraignante sur la responsabilité des entreprises vis-à-vis des droits humains et de l’environnement.

Le Parlement européen s’est saisi du sujet et va soumettre prochainement un projet de règlement à la Commission européenne, pour établir un devoir de vigilance des multinationales sur le respect de l'environnement et des droits humains.

Mercredi 27 janvier, la commission des affaires juridiques du Parlement a adopté l’ébauche de ce futur règlement européen. Basé sur le rapport de la députée social-démocrate Lara Wolters, ce texte sera soumis à un vote en séance plénière début mars.

Le texte adopté en commission est une base encourageante, mais nous espérons un règlement européen plus ambitieux. Pour cela, il faudra que toutes les entreprises qui ont des activités à l’étranger soient concernées. Toutes les exemptions doivent être supprimées, ainsi que les distinctions dans le niveau d’obligation lié à l’endroit où ont lieu les activités de l’entreprise, ou encore à la forme de l’entreprise en question.

La Commission européenne devra aussi renforcer les obligations de vigilance pesant sur les entreprises, ainsi que les mesures garantissant la mise en œuvre effective du texte. Nous nous battrons pour qu'il change vraiment la donne pour les victimes d’abus : elles doivent notamment bénéficier d’un soutien financier lorsqu’elles choisissent d’aller devant les tribunaux.

La société civile est mobilisée

Cela fait plusieurs années qu’associations et syndicats se mobilisent pour ce devoir de vigilance à l’européenne. En 2019, 852 000 citoyen∙ne∙s de tout le continent avaient ainsi exigé la fin des mécanismes d'arbitrage privé intégrés aux accords commerciaux.

Vous avez été des milliers à participer à la consultation en ligne lancée par la Commission européenne sur le sujet jusqu'au 8 février 2020, en lui adressant les recommandations de notre collectif de syndicats et d'ONG pour la régulation des multinationales.

Devoir de vigilance : les leçons de l’exemple français

À ce jour, seule la France a introduit un devoir de vigilance pour les entreprises, c’est-à-dire une obligation pour les plus grandes d’entre elles de s’assurer que toutes leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs, dans le monde entier, respectent les droits humains et l'environnement. Celle loi, adoptée en mars 2017, a instauré une responsabilité juridique des sociétés-mères et des entreprises donneuses d’ordre tout au long de leurs "chaînes de valeurs".

Sur la base de cette loi, l'entreprise EDF a été assignée en justice en octobre 2020 par les habitant∙e∙s d’Union Hidalgo au Mexique, où l’entreprise veut construire un vaste parc éolien sans consultation sérieuse au préalable.

Par ailleurs, deux ONG françaises et quatre ONG ougandaises ont lancé une action en justice contre Total pour les impacts humains et environnementaux de ses activités en Ouganda et en Tanzanie. Cette action, soutenue en appel par ActionAid France, reste un vrai parcours du combattant.

Ces difficultés révèlent certaines faiblesses de la loi française, comme le fait que la charge de la preuve continue de peser sur les victimes et non sur les entreprises, ou l'absence de moyens prévus dans la loi pour connaître les entreprises concernées et contrôler leur respect de la loi.

Pour un règlement européen efficace et ambitieux

Il est primordial que les sociétés-mères et entreprises donneuses d’ordre européennes puissent être reconnues légalement responsables des dommages humains et environnementaux que provoquent leurs activités et celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs à l’étranger. Elles doivent avoir à en répondre devant un·e juge le cas échéant, afin que les personnes et communautés affectées obtiennent justice et réparation.

Pour que le texte européen remplisse ses objectifs, il devra :

garantir la protection de tous les droits humains et de l’environnement tout au long des chaînes de valeur mondiales ;
inclure des sanctions : les entreprises doivent être fortement sanctionnées si elles ne respectent pas les règles ;
engager la responsabilité juridique des entreprises, au civil et au pénal, pour les violations et dommages qu’elles causent tant sur le territoire national qu’à l’étranger, et pour leurs manquements à leur obligation de prévenir ces violations ;
garantir un accès à l’information et aux preuves, et faire peser la charge de la preuve sur les entreprises plutôt que sur les personnes affectées et les associations et syndicats qui les soutiennent ;
engager les entreprises à toujours consulter au préalable les populations et individus potentiellement affecté∙e∙s par leurs activités et obtenir leur consentement libre, préalable et informé ;
faciliter l’accès aux tribunaux européens pour les personnes affectées, les syndicats, et les associations ;
assurer les droits des syndicats à négocier des conventions collectives et inclure des représentant∙e∙s des travailleur∙se∙s dans toutes les étapes du processus de vigilance.

Ces objectifs, décrits dans notre proposition de réponse commune à la consultation publique, doivent guider les législateur∙rice∙s européen∙ne∙s. Avec nos partenaires français, nous avons publié des recommandations en ce sens.

Les lobbies feront tout pour dénaturer le futur règlement

L’enjeu maintenant est de s’assurer que le contenu de futur règlement est solide et à même d’atteindre se objectifs. Car si nous ne faisons rien face à ses – nombreux – détracteur∙rice∙s, cette directive restera une coquille vide.

Les institutions européennes devront résister aux lobbies. L’Association française des entreprises privées (Afep) a déjà annoncé qu’elle était réticente à la mise en cause de la responsabilité juridique des entreprises. Comme elle l’avait fait à l’époque contre l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance en France, elle déploiera tous les moyens possibles pour retarder l’adoption de cette législation et en limiter la portée. Son alter ego Bruxellois, BusinessEurope, freine également le processus.

Des eurodéputé∙e∙s allemand∙e∙s du parti conservateur ont aussi appelé le Commissaire européen Reynders à réduire l’ambition de cette loi, en la limitant à un simple registre qui ne concernerait que certains secteurs industriels, et seulement pour certaines violations comme les “pires formes de travail des enfants”.

Enfin le gouvernement français, au lieu de s’appuyer sur la loi pionnière sur le devoir de vigilance, semble s’inquiéter d’une potentielle définition “trop large” de ce devoir de vigilance. Le combat s’annonce donc difficile, mais nous ne lâcherons rien pour arriver à changer les règles du jeu.

Loi européenne et traité à l’ONU : des outils complémentaires

Nous nous battons pour que la loi française sur le devoir de vigilance impulse un mouvement à l’échelle européenne, mais aussi international, avec l’adoption d’un traité à l’ONU. En effet, le propre des multinationales est d’avoir des activités dans plusieurs pays et de jouer des différences de législations pour échapper à leurs responsabilités. Les violations de droits humains ou les atteintes à l’environnement ne connaissent pas de frontières, il faut donc protéger toutes les victimes.

Naufrage de l’Erika en Bretagne, effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, pollution causée par Chevron en Equateur… les cas sont légions et démontrent que les cadres juridiques nationaux et internationaux existants ne permettent pas de sanctionner les entreprises responsables et de garantir l’accès des victimes à la justice.

Il y a urgence. D’autant plus que l’Union européenne poursuit en parallèle sa politique d’accords de commerce avec des pays où les abus liés aux multinationales sont bien connus. L’UE s’apprête ainsi à signer un accord commercial avec la Chine, en dépit de l’exploitation par la Chine de près de 80 000 personnes issues de la minorité ethnique ouïgoure. Leur travail forcé produit des biens pour de nombreuses grandes marques de mode notamment européennes. Une preuve de plus, s’il en fallait, que l’Europe a besoin de règles contraignantes pour que les entreprises soient tenues responsables des violations qui se produisent dans leurs chaînes de valeur à travers le monde.

Bientôt un devoir de vigilance européen ?