Pouvez-vous nous présenter l’association ?

André Campos : Repórter Brasil existe depuis une vingtaine d’années. L’association a été créée en 2001 par un groupe de journalistes qui avaient eu l’occasion de travailler ensemble et qui constataient que certains sujets n’étaient pas - ou peu - traités dans les médias. Ces journalistes voulaient se donner les moyens d’enquêter et de diffuser des informations fiables, notamment dans le domaine social et sur le respect des droits humains.

J’ai rejoint l’association quelques années après sa création. A cette époque, nous étions toujours sur les routes. Nous avons sillonné le pays pour recueillir des informations, dresser un panorama des différentes activités économiques et de leurs liens avec les pires formes d'exploitation. Nous voulions notamment comprendre le fonctionnement des différentes chaînes d’approvisionnement, de la production des matières premières à la vente des produits finis. Peu à peu, nous nous sommes spécialisés dans ce genre d’enquêtes.

En 2005, nous avons mené notre première investigation sur le travail forcé et l’esclavage : Repórter Brasil a cartographié les chaînes d'approvisionnement des exploitations agricoles prises en flagrant délit par les services d'inspection du gouvernement fédéral.

Je crois que jusqu’à la parution de cette enquête, ces situations étaient considérées par la plupart des gens comme des situations graves mais marginales. Mais nous avons montré qu’en réalité, ces situations sont liées aux filières d’approvisionnement de grandes entreprises : leurs pratiques commerciales sont un important facteur de risques.

Vous vous consacrez donc à des enquêtes sur le travail forcé ?

AC : Le travail forcé est rapidement devenu l’un de nos principaux sujets d’enquêtes et de recherche : il faut savoir que depuis 1995, plus de 55 000 personnes ont été sauvées de l’esclavage ou du travail forcé dans le pays. C’est un véritable fléau. Mais en 20 ans, nos missions et notre champ d’intervention se sont élargis.

A côté des reportages et des enquêtes journalistiques, nous avons développé de l’expertise et nous coordonnons des travaux de recherche sur les conditions de travail en général. Nous menons également des actions de sensibilisation et de prévention du travail forcé auprès des populations les plus vulnérables.

Au fil des années, nous avons élargi nos recherches à d’autres violations des droits humains et aux questions environnementales, sans nous borner aux constats mais en cherchant les liens de cause à effet entre notre organisation économique, le fonctionnement de nos chaînes d’approvisionnement, et ces violations de droits.

Quoiqu’il en soit, notre mission reste essentiellement de comprendre et d’expliquer ce qui se passe, de rendre accessibles des informations fiables pour éclairer les débats et les décisions publiques.

Comment travaillez-vous ?

AC : Actuellement, Repórter Brasil emploie une vingtaine de personnes, mais en réalité notre projet mobilise tout un réseau de collaborateurs et de partenaires qui partagent notre souci de comprendre et d’informer.

En ce qui me concerne, j’ai une formation de journaliste et je continue de travailler pour différents médias ou centres de ressources mais ce à quoi je consacre le plus de temps, c’est la coordination d’enquêtes et la production de rapports comme celui qui vient de paraître sur les conditions de production de la viande au Brésil. Un sujet très sensible…

Pouvez-vous nous résumer la situation ?

AC : Au Brésil, quatre grandes entreprises dominent le marché de la transformation et du commerce de viande et de produits carnés : JBS, Minerva, Marfriq et BRF. C’est le résultat d’un processus de concentration qui a commencé il y a une vingtaine d’années, avec le soutien actif de l’État brésilien.

L’industrie de la viande pose de multiples problèmes, à différents niveaux de la chaîne d’approvisionnement qui vont de l’élevage à la production de plats préparés, en passant par les abattoirs et les unités de conditionnement de la viande. Ces problèmes touchent aux conditions de travail, au respect des droits des peuples autochtones et au respect de l’environnement.

L’élevage bovin figure au premier rang des activités où des personnes ont été libérées de situations d’esclavage au cours des 25 dernières années. L’extension des élevages est aussi l’une des causes, peut-être même la cause principale, de la déforestation au Brésil en ce moment.

Les entreprises ont pourtant pris des engagements ?

AC : Depuis maintenant 10 ans, ces grosses entreprises se sont engagées à ne plus faire d’affaires avec des élevages pratiquant la déforestation ou le travail forcé. Elles ont mis au point des systèmes informatisés pour repérer ces élevages, en se basant sur les données fournies par les agences de l’environnement et du travail.

Mais dans les faits, elles semblent avoir du mal à empêcher le « blanchiment de bétail », quand des élevages condamnés à des amendes transfèrent leur bétail à des exploitations en situation régulière, qui peuvent donc le vendre sans difficulté.

Un accord a été signé en juillet 2020 par les entreprises de conditionnement de viande, pour harmoniser leurs dispositifs et éviter que la viande refusée par l’une d’elle soit vendue à une autre. Mais pour l’instant, rien ne garantit que la viande exportée a été produite dans de bonnes conditions.

En août, un document interne de la banque HSBC constatait même, à propos de JBS, que l’entreprise n’a pas de « vision, de plan d’action, de calendrier, de technologie ou de solution » pour surveiller pleinement sa chaîne d’approvisionnement.

Mangeons-nous beaucoup de cette viande en Europe ?

AC : La viande brésilienne est désormais consommée dans plus d’une centaine de pays et se retrouve sur tous les continents. Actuellement, la Chine est le pays qui importe le plus de viande brésilienne.

De leur côté, les pays européens importent beaucoup de viande transformée : c’est-à-dire des viandes qui ont subi un traitement pour améliorer leur saveur ou prolonger leur durée de conservation. En 2019, l’Union européenne a absorbé 34 % des exportations brésiliennes de bœuf transformé et 73% de viande de volaille, le plus souvent sous forme de « nuggets ».

Le projet d’accord entre l’Union européenne et le marché commun du Mercosur, dont fait partie le Brésil, prévoit de favoriser ces importations grâce à différents assouplissements, sans pour autant garantir un meilleur contrôle sur le respect de l’environnement et des droits humains.

Comme souvent, il contient bien des clauses de principe, mais ne prévoit aucun mécanisme permettant concrètement de prévenir ou sanctionner les violations de droits dans les chaînes d’approvisionnement.

Pourquoi avez-vous rédigé ce rapport ?

AC : Ce rapport est une commande de notre partenaire Les Amis de la Terre Europe, pour évaluer les impacts possibles du projet d’accord entre le marché commun du Mercosur et l’Union européenne.

Nous disposons de nombreuses informations, qu’il s’agissait d’organiser pour mettre en relief les liens entre les producteurs au Brésil et les distributeurs ou les investisseurs en Europe.

A vrai dire, il est très difficile en ce moment d’ouvrir le débat au Brésil sur les conditions de production de la viande ou sur l’industrie agro-alimentaire en général, car c’est un secteur très important pour l’économie. La moindre critique est perçue comme une tentative de déstabiliser le pays.

Quelle est votre situation depuis les cyberattaques de novembre ?

AC : Malheureusement, ce n’est pas la première menace de ce genre à l’encontre de notre association. Les cyberattaques et les menaces sont récurrentes. Mais il y a aussi, malheureusement, les campagnes de dénigrement et de diffamation sur les réseaux sociaux…

Il y a quelques années, nous avons réussi à mener une affaire en justice, et il s’est avéré qu'une agence de communication travaillant pour une grande entreprise avait payé un cabinet spécialisé pour nous discréditer en ligne.

C’est malheureusement notre nouvel environnement de travail depuis quelques années.

Repórter Brasil fait partie des organisations avec qui nous collaborons dans le cadre du projet européen Notre alimentation, notre avenir - #OurFoodOurFuture.

Interview

André Campos, journaliste au Brésil